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Il n’est point besoin de présenter le professeur Diagne Souleymane Bachir. Juste un rappel : il est le premier Sénégalais à fréquenter la Rue d’Ulm. Actuellement en service à l’Université de Columbia, ce philosophe est toujours fêté au pays comme un fils prodige. Ses vacances qu’il passe annuellement au Sénégal sont un moment de communion avec la communauté intellectuelle en général, et philosophique en particulier. Entre deux rendez-vous, Souleymane Bachir Diagne nous ouvre une petite fenêtre dans son emploi du temps.
L’Office en profite pour revisiter avec lui, ses rapports privilégiés avec le père de la Nation sénégalaise, sa nomination au poste de conseiller du président Abdou Diouf et sa vision de la politique de Me Abdoulaye Wade. Souleymane Bachir Diagne, zen comme toujours, a également expliqué les raisons de son choix d’aller professer au pays de l’Oncle Sam. Naturellement, il a livré ses impressions sur l’actuel régime « commandé » par Macky Sall. Entretien à bâtons rompus.
L’Office
: La question que d’aucuns se posent c’est de savoir pourquoi Souleymane Bachir
Diagne a quitté l’Université de Dakar pour aller enseigner aux Etats-Unis ?
Souleymane
Bachir Diagne : Il y a plusieurs raisons à cela. La toute première, c’est que
j’ai fait une assez longue carrière ; parce que j’ai commencé à un âge
relativement jeune et j’ai fait une carrière à l’Université de Dakar où j’ai
formé…Hier par exemple (l’entretien s’est déroulé le vendredi 20 juillet) à la
conférence, j’ai constaté que tous les professeurs de philosophie qui étaient
là-bas étaient mes anciens étudiants. Alors, l’année où j’ai été recruté par
Northwestern University à Chicago, l’amie qui était dans le département de
philosophie et qui avait insisté pour que je vienne, avait fait valoir une
chose en me disant – et elle avait raison – : « Tu as fait carrière ; ça fait
20 ans que tu enseignes à l’Université Cheikh Anta Diop. Tu peux être fier de
ne pas être resté en France après tes études » – c’était plus simple pour moi
de rester en France, mais je n’avais pas voulu le faire. J’ai préféré revenir
ici, contribuer à la formation de philosophes sénégalais. Elle m’a dit, « si
c’était ça ton but, tu l’as atteint.
Tu
es maintenant autorisé à penser à toi un peu plus. Ta contribution à la
philosophie sénégalaise, à l’enseignement sénégalais va consister à écrire, à
travailler en philosophie dans des conditions qui seront beaucoup plus faciles
». J’ai pensé qu’elle avait raison et je me suis laissé convaincre par ces
raisons-là. Mais, c’est vrai que je n’aurais jamais choisi de ne pas être au
Sénégal si je n’avais pas eu une carrière que j’estimais déjà relativement bien
remplie. Je n’avais pas non plus eu l’impression que, de toutes façons, où que
je sois, j’étais un représentant de la philosophie sénégalaise. Ce que je
faisais dans mon domaine, c’était également une contribution à la philosophie
sénégalaise. Et surtout, je n’ai jamais véritablement rompu les liens.
C’est-à-dire que j’ai encore des étudiants que j’encadre. Là, je vais voir une
de mes thésardes, la secouer un peu parce que je trouve qu’elle devrait me
rendre plus de chapitres qu’elle ne me rend. Donc j’ai encore des étudiants sénégalais
que je continue à former.
L’on
sait que vous avez été admiré par le président Senghor. Pouvez-vous nous parler
un peu de vos rapports avec cet homme de culture ?
J’ai eu des rapports fantastiques avec le président Senghor. La toute première fois que je l’ai rencontré, j’étais encore au lycée et je venais d’avoir la chance d’avoir un certain nombre de prix au Concours Général et nous avions échangé quelques mots. Ensuite, quand je suis allé en France, que j’ai passé le concours de l’école normale supérieure, le directeur de l’ENS de l’époque avait été un camarade de promotion de Senghor au lycée Louis-le-Grand. Il m’a dit, « Ah ! Il faut que j’écrive un télégramme de félicitation à mon ancien camarade pour lui dire que je suis heureux qu’un Sénégalais pour la première fois, soit entré à la Rue d’Ulm ». Il a envoyé ce télégramme à Senghor et, quand je suis revenu cette année-là en vacances au Sénégal, le président Senghor avait bien voulu me recevoir au Palais de la République en même temps que le doyen Bara Diouf du « Soleil ».
Et nous avions eu tous les trois un entretien très
agréable, très personnel où il m’avait parlé lui-même de sa propre jeunesse
comme élève au lycée Louis-le-Grand, préparant le concours etc. Par la suite,
quand je suis allé aux Etats-Unis, gentiment, il m’écrivait de temps en temps
pour s’enquérir de ce que je faisais, de là où j’en étais. Quand il est parti
de la Présidence, pendant les premières années après son départ de la
Présidence, chaque fois qu’il revenait (au Sénégal), il me le faisait savoir et
m’invitait à le rencontrer chez lui, aux « Dents de la mer ». Et, j’avais des
conversations assez longues avec lui. Je le voyais également à Paris au Square
de Tocqueville où il habitait. C’était la période où il venait à Paris.
Ensuite, comme vous le savez, il a été très malade et restait à Verson et
pendant cette période-là évidemment, je ne le voyais plus. Mais cette période
où je l’ai fréquenté, m’a permis d’avoir des conversations extrêmement
agréables avec lui.
Aujourd’hui,
si vous deviez résumer l’homme Senghor, qu’alliez vous retenir ?
Je
crois que ce qu’on va retenir de lui, ce qu’il faut que nous retenions de lui –
et ça, c’est l’histoire qui l’a décidée – c’est que ce pays (le Sénégal) a eu
la chance d’avoir eu comme ces pères fondateurs en quelque sorte le couple,
parce que pour moi, c’est un couple inséparable même si l’histoire les a
séparés : Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. Ça c’est extrêmement important.
Je dis toujours que ce pays a eu deux pères de la nation, c’était Mamadou Dia
et le président Léopold Sédar Senghor. Et, en particulier le président Léopold
Sédar Senghor, on a eu la chance d’avoir en lui comme ayant été notre
président, un poète et un philosophe. Et ça, c’est important. Même pendant la
période où nous avions un régime de parti unique, donc l’autoritarisme qui est
mis en place, le principal frein, le principal contre-pouvoir au pouvoir de
Senghor c’était Senghor lui-même. Il était beaucoup trop poète, beaucoup trop
philosophe pour se laisser aller à l’exercice solitaire et arbitraire du
pouvoir.
C’est vrai, il avait contre lui une opposition
de qualité, parce que Senghor était un homme de qualité, il avait en face de
lui une classe politique et une opposition de qualité en même temps. (…) Le Sénégal
avait une tradition démocratique et, d’une certaine façon, cette opposition a
trouvé chez lui (le président Léopold Sédar Senghor) un allié, puisque comme
philosophe et comme poète, c’était quelqu’un de profondément convaincu d’un
certain nombre de valeurs humanistes qui n’allaient pas avec le régime de parti
unique. Ce qui fait que le Sénégal a toujours eu la chance d’avoir une
trajectoire tout à fait exceptionnelle sur le continent africain et cela, nous
le devons à la qualité de la classe politique que nous avons toujours eue et en
particulier, dans cette classe politique, d’avoir eu un homme comme le
président Léopold Sédar Senghor. Donc, insister sur le fait qu’il est d’abord
et avant tout philosophe et poète, c’est important. Parce que même comme chef
d’Etat, il a toujours mis en avant l’homme de réflexion, de pensée, des mots et
de la poésie.
Il
disait qu’il était entré en politique par accident…
C’est vrai ! Quand on regarde sa trajectoire, le fait qu’il ait pu partir aussi facilement du pouvoir, c’est que c’est quelqu’un qui savait qu’il y avait une vie après le pouvoir. Vous avez des gens qui ne peuvent même pas imaginer de sortir du jeu politique. Du tout ! Alors que lui, effectivement, il dit que son but dans la vie c’était d’être professeur au Collège de France. Il avait donc une voie tracée qui était la voie académique et il était surtout un amoureux de la poésie qui estimait que sa vraie vie, sa vie la plus riche était avec les mots et avec la poésie. Evidemment, quand il a eu la responsabilité de conduire les affaires du Sénégal, il a rempli ces responsabilités. Mais il avait toujours eu le sentiment que, après et derrière ces responsabilités, il y avait une vie infiniment plus riche qui était la vie de l’esprit. Et, c’est très important d’avoir quelqu’un comme celui-là.
C’est également une des chances du
Sénégal. J’ai appris une chose en fréquentant ceux qui l’avaient bien connu ;
c’est qu’il avait toujours envisagé, depuis très longtemps, même au tout début
dans les années 60 où il venait d’être président de la République, de partir du
pouvoir. Il avait même envisagé de partir plus tôt qu’il n’est parti et, cela
aurait été, à ce moment-là, pour être le représentant du Sénégal à l’Unesco. Il
voulait, à un moment donné, nous représenter à l’Unesco, puisque pour lui,
l’Unesco était le lieu du dialogue des cultures et il pensait qu’il pourrait
servir et le Sénégal, et le monde dans ce lieu. Donc, si les circonstances
historiques avaient été autres, il serait parti plus tôt qu’il n’est parti du
pouvoir.
Le
président Abdou Diouf qui lui a succédé a fait ses études dans votre ville
natale, Saint-Louis. Que retenez-vous de cet homme durant son passage à la
magistrature suprême ?
J’ai l’impression que le président Abdou Diouf porte très bien son prénom. Il l’avait dit une fois d’ailleurs ; il avait joué sur ce prénom en disant que Abdou signifie serviteur. Je crois que de lui, l’histoire retiendra qu’il était l’incarnation de ce qu’on appelle le serviteur de l’Etat. C’est quelqu’un qui a fait des études brillantes, qui a été à l’Enfom (Ecole nationale de la France d’outre-mer), l’équivalent de l’ENA (École nationale d’administration) française pour les territoires d’outre-mer. Il a été donc formé pour servir et il a été formé de manière plus directe par le président Senghor lui-même. Et, il a énormément d’anecdotes sur sa vie avec le président Senghor. Quand il vous raconte cela, vous voyez la complicité profonde qu’il y avait entre les deux. Ça a véritablement correspondu à cette attente qui était celle du Sénégal dans les années les plus difficiles. Il faut toujours se rappeler qu’il a été un président des ajustements structurels.
Il est arrivé à une période où l’on
savait que le pays allait entrer en pleine tempête. Et, ce que demandait le
pays à ce moment-là, c’était quelqu’un qui ait un sens aigu de l’Etat et qui
ait également, dans sa personnalité et son tempérament, le caractère que
demandait la conduite des affaires de notre pays à ce moment-là. Là encore,
c’est une chance du Sénégal d’avoir eu comme deuxième président de la
République, pour cette période qui était la période la plus difficile qui soit,
quelqu’un à la fois avec son sens de l’Etat et son tempérament. Ce qui fait que
nous avons essuyé un certain nombre de tempêtes qui auraient été infiniment
plus graves si cela avait été avec quelqu’un d’autre. Rappelez-vous la crise
avec la Mauritanie…Donc, c’était également pour les circonstances nouvelles qui
étaient les nôtres, celles des ajustements structurels, le président qu’il nous
fallait. Et, je crois que l’histoire retiendra cela et lui rendra justice sur
ce plan d’avoir été le meilleur président possible pour tant de crises comme
celles que nous avons connues dans les années 80, jusqu’à la fin des années 90.
Jamais
deux sans trois. Le président Wade était-il une rupture épistémologique ?
Pour le président Wade, évidemment, j’ai beaucoup moins de choses que je peux dire. Parce que comme vous le savez, j’ai connu personnellement le président Senghor, je l’ai approché et il m’a parlé de manière tout à fait libre. La même chose s’est produite chez le président Abdou Diouf qui m’a marqué, qui m’a fait confiance et qui m’a manifesté une amitié – il en parle toujours d’ailleurs. Donc, je peux, sur la personnalité du président Senghor et sur la personnalité du président Diouf, dire quelque chose. Par contre, j’ai très peu fréquenté le président Wade. Il y a une chose que j’avais beaucoup aimée chez lui. Je l’ai entendu une fois – et c’est le propos qui m’a le plus marqué chez le président Wade – à la Chambre de commerce, il était encore opposant, faire un discours ; et il a eu une sorte d’envolée prospective, imaginant le Sénégal du futur. Je me souviens l’avoir écouté avec un immense plaisir ce jour-là. J’étais dans la foule et c’est une chose qui m’a marqué. C’est le moment marquant que j’ai eu avec le président Wade.
Je crois que de lui, si je puis m’avancer, l’histoire retiendra surtout l’opposant qu’il aura été. Parce qu’ayant été un opposant sans concession qui est toujours près à saisir toutes les opportunités pour mettre en difficulté le régime en place. Il a mené une espèce de guérilla oppositionnelle qui a d’ailleurs abouti à son élection en l’an 2000. Et, c’est en tant que opposant qu’il a le plus participé à l’avancée de la démocratie sénégalaise. Parce qu’ayant été l’opposant de qualité qu’il a été, il a fait advenir ce qui est le test ultime des institutions démocratiques, c’est-à-dire l’alternance. Vous pouvez avoir les institutions que vous voulez, dire que vous êtes un pays démocratique, tant que vous n’avez pas encore subi ce test où un pouvoir en place perd des élections, reconnaît sa défaite et s’arrange pour qu’il y ait une transition paisible, que la nouvelle administration se mette en place, tant que vous n’avez pas ce moment-là, vous ne pouvez pas vraiment dire que vos institutions ont subi le feu démocratique, le test de la démocratie.
Ça, c’est le président Wade qui l’a fait advenir comme opposant. Si on regarde
dans la longue durée, si on essaie de s’imaginer un historien du futur,
regardant la liste des présidents sénégalais, on retiendra de lui que la
première alternance a été de son fait, tenait à la qualité de sa démarche
politique. Et, il est heureux d’ailleurs pour notre pays que, ayant connu une
deuxième alternance, l’alternance elle-même soit une chose totalement
banalisée. Parce que nous savons que nous avons une démocratie majeure, qu’il y
aura beaucoup d’autres alternances dans notre futur proche et lointain. De ce
point de vue, il est bon que nous ayons cette certitude et que nous nous
installions dans les mécanismes bien huilés d’une démocratie majeure.
En
tant que philosophe, si vous deviez lire le président Wade à travers les
grilles de lecture de Machiavel, qu’alliez-vous retenir de lui ?
C’est
mon ami et collègue Mamoussé Diagne qui, à un moment donné, avait effectivement
dit que c’était une sorte de Machiavel tropical. Je crois que c’est un peu
exagéré ; parce que le Machiavélisme quand même…quand on dit Machiavélisme, ça
évoque chez nous des choses totalement sulfureuses, obscures etc. Mais, il est
certain que si nous regardons cette capacité qu’il (le président Wade) avait de
faire feu de tout bois, de profiter de toutes les circonstances possibles et de
ne pas hésiter à être quelque peu démagogue…Parce que si vous êtes un opposant
en période d’ajustement structurel et que vous avez en face de vous quelqu’un
qui est, par la force des choses, de manière obligée, gestionnaire des
ajustements structurels, vous faites mousser la demande sociale, vous promettez
tout. Il suffit de regarder le fait que les gens n’ont pas de travail, manquent
de ceci ou de cela et vous promettez tout. C’est presque un boulevard qui vous
est ouvert et il (le président Wade) a su occuper ce boulevard.
(À
suivre)
24 Commentaires
X-men
En Juillet, 2012 (17:07 PM)Entretien
En Juillet, 2012 (17:08 PM)Pfffff
En Juillet, 2012 (17:08 PM)Vas
En Juillet, 2012 (17:13 PM)Repugnant
En Juillet, 2012 (17:13 PM)Africaccueil
En Juillet, 2012 (17:17 PM)Awa
En Juillet, 2012 (17:20 PM)Izos
En Juillet, 2012 (17:45 PM)Lui Il Parle Trop
En Juillet, 2012 (17:50 PM)philosophes mbeurs sociologues = même combat ca sert à rien qu'à nous casser la tête
Sakheweur Fall
En Juillet, 2012 (17:53 PM)Pckou
En Juillet, 2012 (18:16 PM)Socio
En Juillet, 2012 (18:26 PM)Boyalmadies
En Juillet, 2012 (18:35 PM)Diop Sy
En Juillet, 2012 (18:40 PM)Aissatou
En Juillet, 2012 (18:41 PM)Bubu
En Juillet, 2012 (19:48 PM)A bon entendeur.
Movez Foy
En Juillet, 2012 (20:10 PM)Trop souvent oublié...........
Nitt
En Juillet, 2012 (20:10 PM)Nts
En Juillet, 2012 (22:01 PM)Ely
En Juillet, 2012 (01:28 AM)Ceci peut servir de réflexion à ceux qui oublient la place du Sénégal en Afrique Noire durant les 40 années après la sortie d'esclavagisme durant des siècle, le Sénégal étant de surcroit le pays du Continent le plus pauvre en ressources naturelles. Durant ces 40 ans tous les autres puissances coloniales surveillaient les Gestes ET Actes de ce pays dont la seule richesse intellectuelle en faisait un LEADER à la fois UTILE ET DANGEREUX pour leur survie.
Filo
En Juillet, 2012 (08:33 AM)Gardigné
En Juillet, 2012 (08:48 AM)Philodof
En Juillet, 2012 (12:18 PM)Bachir est un monument de la pensée et un homme poli et sympathique.
Quant à la philosophie,il faut considérer qu'elle est une activitée noble et humanisante;sa pratique est une exigence,une nécessité, mieux ,un devoir pour tout étre humain.
Ib
En Novembre, 2012 (14:49 PM)Participer à la Discussion