
Le temps est en marche. L’horloge fait tourner son aiguille à mesure que les jours, les mois et les ans se succèdent. De la mythique place de Mangoukouro (l’endroit sous le manguier, en langue mandingue), est partie la marche qui a conduit à la rébellion en Casamance. Un présent de déchirements et de la musique des armes. Entre espérances et deuils, cette partie du Sénégal guette, dans la nuit noire d’une marche vers le chaos pour le « grenier du Sénégal », un matin de quiétude. Le souvenir de cette plongée dans les abîmes des luttes fratricides est impérissable. Il surgit à nouveau lorsque, portés par une forte envie de découvertes, nous visitons le site d’où est partie l’élan ayant placé le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc) face à l’Armée du Sénégal depuis 30 années. Découverte.
Mangoukouro, la place d’où est partie la rébellion casamançaise il y a 30 ans…
En cette matinée peu ensoleillée du 25 août 2012, la ville de Ziguinchor et ses environs viennent de recevoir de fines gouttelettes de pluie. Sur le trajet qui conduit à Soukoupapaye, le quartier qui abrite le bois de « Mangoukouro » (sous le manguier), le ruissellement des eaux de pluie s’effectue sans dommage à travers les ravins de Colobane.
Au bout d’une dizaine de kilomètres, une bifurcation à gauche indique qu’il était possible d’emprunter un raccourci pour rejoindre Soukoupapaye. Un coin situé à la périphérie de la commune de Ziguinchor où tous les groupes ethniques, diola, manding, balante, peul et baïnouk, cohabitent en parfaite harmonie.
Ceinturée aujourd’hui par les quartiers de Colobane et de Soukoupapaye à l’Ouest et au Sud, la place mythique de Mangoukouro (sous le manguier) fait partie de ces endroits qui gardent encore le souvenir vivace de la crise que connait la région méridionale du Sénégal depuis 1982. A l’image des différents coins de Ziguinchor, les populations de Soukoupapaye ont également fait leur le legs ethnolinguistique du commun vouloir vivre dans la diversité très souvent évoquée lorsqu’on parle des particularités du cosmopolitisme de la capitale du Sud. Mais parler de Soukoupapaye sans évoquer le nom du bois sacré qu’il abrite reviendrait à faire abstraction d’un pan important de son vécu du fait du rôle que le site a joué dans le déclenchement de la crise en Casamance. S’il en est ainsi, c’est parce que Mangoukouro n’est pas une place comme les autres. Elle a été le théâtre de tous les soubresauts d’une longue histoire qui aura sans doute marqué la région Sud. L’irrédentisme incarné par le Mouvement des forces démocratiques de Casamance y a vu le jour un certain 26 décembre 1982.
De prime abord, l’endroit pourrait être assimilé à une grande place où les gens se rencontrent d’ordinaire. Pris dans l’antre de la forêt de manguiers et des maisons enserrant un terrain de football, le site présage, d’entrée, d’une charge de particularisme pour ne dire de mysticisme. Mangoukouro est loin d’être un endroit quelconque. En effet, c’est de là qu’est partie, en 1982, la fameuse marche d’un groupe de révoltés qui aura donné naissance à l’irrédentisme casamançais.
Le grenier touché au cœur
Trente ans après, le souvenir reste encore vivace dans la conscience collective de nombre de contemporains de cet événement. En ce jour d’hivernage, la périphérie de Ziguinchor est aussi plongée dans la séquence des fortes précipitations. La végétation luxuriante n’arrive pas à voiler la triste page d’une histoire. Celle là gravée à jamais dans la mémoire des populations du Sud, en particulier les habitants de Ziguinchor.
L’histoire du conflit, ici, tout le monde s’évertue à la tourner à sa manière. Elle a déjà entravé l’envol de cette belle et verte région jadis considérée comme étant le grenier du Sénégal. Les potentialités en miniature efflanquent les abords d’un paysage digne des pays des rivières du Sud décrits dans l’histoire. Aux environs du site de Mangoukouro, des jeunes footballeurs sont occupés par les entraînements en cette période de « navétanes » (championnat national populaire de football). Ils ignorent sans doute qu’aux environs de l’espace qui leur sert en ce moment de terrain de jeu, s’est jouée une étape cruciale de leur vécu actuel fait d’oisiveté et de chômage. Pourtant, le coin, à l’instar des quartiers de la périphérie de la commune de Ziguinchor comme Lindiane, Colobane, Peyrisac ou encore Djibélor et Kobitène, jouit d’un certain nombre d’atouts naturels. La proximité avec les rizières offre encore, aux femmes, des opportunités de s’adonner à la riziculture, jadis florissante dans la région. A Soukoupapaye, les gens se souviennent encore des belles récoltes de fin d’hivernage suivies de cérémonies ponctuées de danses de jouvence comme le « Diambadong » (la danse des feuilles). A l’image de ses concitoyens de la contrée, Youssouf Coly, rencontré sur les lieux, plonge dans les souvenirs. « C’est à cette place que nous avons préparé minutieusement la fameuse marche de décembre 1982 », se souvient-il. En fait, notre interlocuteur faisait partie des jeunes curieux qui venaient assister aux réunions tenues par les anciens dans la place du bois de Mangoukouro. Il était en ce moment au cours élémentaire deuxième année, dans l’école du quartier.
La révolte dans l’ex-retraite des initiés
De Mangoukouro, nous retiendrons surtout le lieu qui aura abrité le rassemblement de populations qui avaient envie d’en découdre avec l’autorité mais aussi le début d’une longue et embarrassante histoire d’un mouvement de protestation qui a fini d’épouser, dans le temps, les facettes d’une rébellion armée. En effet, conformément aux us et coutumes bien connus des sociétés initiatiques où les grandes questions se discutent en secret, le bois sacré de Mangoukouro recevait les conclaves destinés à partager et affiner les grandes décisions. De ce point de vue, il aura joué le même rôle que les forêts de Diabir, de Kandialan, de Dialan Bantang ou encore Bouyoum tout à fait au Sud de la région. Mais, antérieurement à cela, il faut dire que ces endroits servaient de lieux de retraite pour recueillir de nouveaux initiés qu’il fallait préparer à l’épreuve de la circoncision ou de l’initiation. Avec sa forêt de manguiers et de palmerais, le site de Mangoukouro, à l’image de Diabir et autres, offrait aussi des garanties de sécurité et de discrétion. C’est sans doute cette raison qui a poussé les révoltés de 1982 à jeter leur dévolu sur cet endroit avant d’aller à l’assaut des emblèmes de la République, un matin du 26 décembre 1982. Youssouf Coly a vécu toutes les étapes de cette manifestation pacifique au début et qui fini de tourner à l’affrontement avec les forces de l’ordre dans le centre ville. « Nous étions organisés en deux groupes conduits à l’époque par feux Sidy Badji et Léopold Sagna, anciens chefs de guerre du maquis pour mener la marche en direction de la gouvernance et de la préfecture », rappelle notre interlocuteur.
Des rires et des luttes : Entre passé et présent, la part du mystère…
La part du mystère est tenace. Entre passé et présent, les rites déterminent l’importance de ce lieu. C’est à Mangoukouro que les hommes ont reçu la bénédiction des femmes du bois sacré avant le déclenchement du conflit. « Elles nous ont non seulement bénis, mais soutenus durant tout le trajet qui a conduit à l’affrontement avec les forces de l’ordre », dit Youssouf Coly. Comme pour maintenir le souvenir, une frange du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc) a préféré ériger son siège non loin du site.
Ignorer la sacralité du bois, son inviolabilité par les non initiés peut conduire à toutes sortes de démesures voire même à la mort d’homme. C’est ce qui a amené à des événements tragiques comme celui qu’on a connu en 1982 avec la mort de deux gendarmes dans la forêt de Diabir. Ces derniers, selon les informations, auraient violé l’intérieur du bois pour aller à la poursuite des assaillants retranchés sur les lieux au lendemain de la fameuse marche. Ce fut alors le début du bain de sang dans cette crise qui aura plongé la partie Sud du Sénégal dans le dénuement total.
Aujourd’hui, la forêt de Diabir, du moins ses alentours, sont sous haute surveillance militaire et interdites à tout accès. Les entrées dans le coin sont filtrées dès le premier check-point des militaires. Le lieu, se souvient Youssouf Coly a servi de refuge aux éléments du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc) après les affrontements de 1982 et 1983 lorsqu’ils ont voulu mettre en berne le drapeau du Sénégal dans l’enceinte de la gouvernance de Ziguinchor. Mais, pour Youssouf Coly, Diabir n’a été qu’un tremplin, juste une escale sur le parcours du mouvement irrédentiste en Casamance. Face à la puissance de feu de l’Armée nationale et avec le déclenchement des premières poursuites souvent ponctuées par des arrestations et des emprisonnements de sympathisants du mouvement, les insurgés du 26 décembre, après avoir réédité leur manifestation à la même période en 1983, décidèrent de poursuivre l’aventure vers Kandialan et Brofaye Baïnouk. Ce fut le début de la création de l’aile militaire du Mfdc, nous renseigne le Pr Nouha Cissé.
« Après la rencontre de Diabir, les gens sont revenus la nuit à Mangoukouro avant de poursuivre le chemin en direction de Kandialan sous la conduite de feu Sidy Badji », se souvient Youssouf Coly. Il était à l’époque un des plus jeunes sympathisants du mouvement. Cette étape sera de courte durée car, comme l’a indiqué M. Coly, les insurgés ont fini par rejoindre, pour des raisons de sécurité, la forêt de Bouyoum, vers la frontière avec la Guinée-Bissau, où ils séjourneront pendant longtemps avant l’implantation des premières bases rebelles dans la région.
Même s’ils gardent encore tout leur caractère symbolique, aujourd’hui, Mangoukouro comme Diabir ou encore Kandialan, ont perdu une bonne partie de leur végétation. Ceinturée en amont par des rizières, la forêt de manguiers et de palmeraies qui faisait leur particularité, a cédé la place à un espace vide clairsemé où des tas d’immondices plantent le décor au pied des rares manguiers qui tiennent encore en dépit de la tyrannie urbaine.
Témoin de la marche à mangoukouro : Youssouf Coly, le parcours sinueux d’un maquisard devenu apôtre de la paix
Youssouf Coly faisait partie des tout-petits qui, poussés par la curiosité, venaient squatter les abords de Mangoukouro (lieu de réunions des irrédentistes casamançais), pour percer leur mystère. A 12 ans déjà, il était l’un des émissaires de l’ancien chef de guerre du maquis, feu Sidy Badji, et a assisté à toutes les rencontres qui ont conduit à la fameuse marche de décembre 1982.
La cinquantaine révolue, l’homme garde encore intacts les souvenirs de son implication dans toutes les activités du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc). Youssouf Coly, de par son port vestimentaire, ne passe pas inaperçu. A travers les artères de la ville de Ziguinchor, il est facilement identifiable par son accoutrement traditionnel. A l’image des filles et fils du village de Kartiack, il s’est conformé aux exigences de la tradition pour se débarrasser de ses vêtements ordinaires en s’emmitouflant douillettement dans la tenue traditionnelle diola, annonçant ainsi l’entrée du bois sacré dans son village natal. Un tas de perles autour du cou et une chemisette en coton ouverte sur les flans, c’est le look qu’incarne, en ce moment, cet homme qui a pris ses distances avec le maquis pour rejoindre l’aile civile du mouvement depuis quelques années. Avec certains de ses compagnons, il fait partie de ces anciens du maquis qui ont décidé de mettre sur pied un groupe de contact pour aller à la table de négociation avec l’Etat.
Même s’il se perd par moment dans ses souvenirs, Youssouf Coly, était l’un des rares éléments du maquis à bénéficier de la confiance des chefs de guerre. « Je jouais le rôle d’éclaireur pour aider Sidy Badji à détecter les traces des forces armées dans les déplacements qu’on effectuait sur le terrain » se rappelle-t-il. Autant il évoque avec fierté son vécu dans le maquis, autant il déplore et regrette aujourd’hui les exactions que font subir les éléments du Mfdc aux populations du Sud. Quand on l’interroge sur le processus de paix en cours dans la région, Youssouf Coly lance à qui veut l’entendre que l’Etat doit prendre la balle au rebond et saisir les opportunités qu’offre les sorties de Salif Sadio, chef de la branche armée du Mfdc, pour engager d’urgence un dialogue sincère sur la crise qui secoue la partie méridionale du pays. Marié et père de quatre bouts de bois, Youssouf Coly dit avoir perdu toute sa carrière dans cette crise et souhaite que ses enfants vivent enfin la paix en Casamance. Il est convaincu qu’après une trentaine d’années de conflit armé, seul le dialogue reste la voie du salut pour retrouver la paix dans cette partie du Sénégal. C’est avec amertume qu’il évoque les soubresauts du conflit et le vécu de toutes ces générations de la Casamance qui sont nées et ont grandi dans la guerre. Membre actif du comité « Allez Casa » des supporters de l’équipe fanion de la région, Youssouf Coly, plus connu dans le maquis sous le sobriquet de « Adjinamoto », fait partie aujourd’hui de ces responsables de l’aile civile du Mfdc sur qui le nouveau régime peut assurément compter pour une paix définitive en Casamance.
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