Pour les femmes qui extraient le chlorure de sodium dans les marais salants de Ndiémou, le salut se trouve dans « l’or blanc du Sine ». Ce ne sont donc pas la chaleur, la faim, la soif et les risques sanitaires qui viendront à bout de leur détermination.
Il est 5 heures 30 mn. L’aube pointe sur le village de Ndiémou. Autant sur le site d’extraction du sel. Une fine brise marine s’abat sur la contrée. Le visiteur qui arrive pour la première fois sur les lieux, à cette heure, ne peut être habité que par la peur, eu égard à l’obscurité et aux cris parfois lugubres des oiseaux. Des cris qui fusent des arbres situés à une centaine de mètres. Et pourtant, les femmes y sont présentes. Par groupes, elles attendent sur les abords de cette vaste étendue d’eau salée. Elles viennent des villages de Ndiémou, Mbamane, Toffaye et autres contrées des Communautés rurales de Diakhao et Niakhar. Certaines sont assises sur des pagnes étalés à même le sol, d’autres sur des bassines, la tête entre les deux jambes. Elles semblent ne pas se départir complètement du sommeil ou épuisées par le long trajet.
En effet, hormis les femmes de Ndiémou, les autres pensionnaires du site font 3 à 5 kilomètres à pied pour accéder aux « tannes » (marais salants) de Ndiémou. Elles empruntent les routes sinueuses et cahoteuses menant au site, portant par dévers elles, des bassines, des fûts remplis d’eau et d’autres récipients. « J’ai quitté mon village à 4 heures du matin. J’ai marché en compagnie de mes collègues pour arriver ici », confie Awa Ngom, originaire de Godaguène, village situé à quatre kilomètres du site. La trentaine entamée, elle prétend être la plus jeune et inexpérimentée de son groupe. Mais elle n’entend pas jouer les derniers rôles. « Nous ne voulons pas rater le début des travaux. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes levées dès les premiers chants du coq. Nous attendons maintenant que les autres arrivent pour commencer. L’heure du début d’extraction est fixée à 7 heures. Cette année, nous sommes déterminées à récolter le maximum de sel », explique-t-elle.
Les pieds nus dans l’eau salée
Pape Sèye, l’animateur du Groupement d’intérêt économique (Gie) « Tanomack » (grand tann) de Ndiémou facilite l’échange avec les dames qui adoptent une certaine méfiance. À trente minutes du coup d’envoi, le ciel est dégagé. Et le soleil darde ses premiers rayons sur Ndiémou. La rive du site est noire de monde. Le silence noté à 5 heures laisse la place à des bruits assourdissants. Les salutations entre villageoises se font à distance. La précipitation s’installe. Les habits décents sont remplacés par des haillons... Les chaussures rangées près du grand magasin en zinc construit sur le site. « Dépêchez-vous, sinon les autres vont nous devancer dans l’eau », lance une dame à ses compagnes. Elle porte un petit pagne qui ne dépasse pas les genoux.
Pape Sèye donne le signal de départ à 7 h 10 mn. Les femmes plongent les pieds nus dans l’eau. Avec leur matériel d’extraction : bassines, bols, pelles, petites hilaires, etc. Celles qui allaitent laissent leurs bambins sur les abords du plan d’eau. Ces bébés sont apparemment affectés par cette séparation momentanée. Ils ont les yeux hagards.
La concentration est de rigueur chez les récolteuses. Le vrombissement des véhicules empruntant l’axe Fatick-Diakhao via les pistes sablonneuses jouxtant les « tannes » ne semble pas retenir leur attention. Au contraire, elles chantent tout en grattant le sel, le dos courbé. De petits tas « d’or blanc » prennent forme au-delà de treize heures. La chaleur monte. Le soleil darde ses rayons au-dessus de nos têtes, nous obligeant à nous replier à l’ombre du magasin.
Une certaine lassitude anime les enfants. Ainsi, ils commencent à crier. Leurs mamans sortent de l’eau pour les soulager en leur donnant le sein, tout en ayant les regards fixés vers les autres « récolteuses » à pied d’œuvre. « Calmes-toi, résistes encore, nous allons bientôt rentrer », rassure Fatou Niang du village de Nguess, à son bébé. Mais ce dernier continue de pleurer. « Je ne peux pas lui donner à boire parce que l’eau est chaude. Nous n’avons pas d’abris pour protéger nos enfants du soleil. Si nous les laissons au village, ils vont souffrir davantage. Les enfants ne pourraient pas les surveiller car ils partent à l’école », explique-t-elle, l’air dépité, le visage blanchi par le sel…
« Les nanties croquent des beignets »
Vers 15 heures, nous nous attendions à ce que ces dames prennent une pause. Mais, c’est sans compter avec leur détermination. Toutefois, le travail baisse en intensité. D’ailleurs, il s’effectue, maintenant, dans un silence absolu. Point de chants. Certaines, à l’aide de bassines, hissent « l’or blanc » hors de l’eau. Sur tout le long du site, seules quelques dames sortent pour manger. Un clin d’œil à l’intérieur des bols permet de voir : du couscous et du poisson fumé. Ou encore du pain sec avec quelques morceaux de sucre. Les plus « nanties » croquent des beignets.
Les jours se « ressemblent » à Ndiémou durant la saison de la récolte du sel. « Chaque jour, nous venons tôt. Du matin jusqu’au soir, nous travaillons. Quelle que soit la canicule, nous restons sur le site. L’eau et les aliments dont nous disposons sont toujours chauffés par la chaleur. Nous sommes obligées de les consommer ainsi », confie Mayé Dop, 60 ans, originaire du village du Mbouma. Les mains et le visage blancs comme le sel, le talon fissuré, elle ajoute : « aujourd’hui, mes pieds n’en peuvent plus. Mais je suis obligée de résister parce que les autres activités ne sont plus rentables. Le sel est notre seule ressource. Et à tout prix, nous continuerons à nous battre malgré l’enfer que constitue sa quête ».
Une dame tombe en syncope
Au moment où cette dame retourne dans l’eau, des appels au secours provenant de l’autre côté retiennent l’attention des récolteuses. « C’est une dame qui est tombée en syncope », renseigne l’une d’elles. Une dizaine de pensionnaires accourent autour d’elle. Les yeux fermés, la dame en question respire difficilement. Pour la protéger contre les rayons solaires, deux de ses collègues étalent un pagne au-dessus de son corps. Une autre lui verse un peu d’eau sur le visage. « Nous habitons le même village. Elle s’appelle Astou Faye. Elle est rentrée hier d’un voyage, mais elle n’a pas voulu rater le premier jour de récolte. Elle est complètement épuisée », explique Fatou Sène de Godaguène.
Après une trentaine de minutes, une charrette en partance pour Ndoss, un village situé dans la même zone que le lieu d’habitation, arrive. Sans attendre des explications, le cocher descend. Et demande aux autres d’aider la dame à monter. Ce qui est fait dans la seconde qui suit…
Mais les pensionnaires du site semblent habituées à des scènes de ce genre. En effet, les autres récolteuses, tout en manifestant une certaine sympathie à l’égard de leur collègue, continuent le travail. Et jusqu’à 16h 30, la hardiesse bien que baissant de rythme, continue. Les rayons du soleil baissent aussi d’intensité. À 17h 30, le travail peut prendre fin. Les femmes, épuisées, mais gardant toujours le moral, peuvent regagner leur domicile. Le même processus reprendra demain. Avec le même calvaire.
FATOU POUYE, DANSEUSE RECONVERTIE EXTRACTEUSE : La descente aux enfers
Fatou Pouye, 48 ans, extracteuse de sel, pensionnaire du site de Ndiémou. Faisant de la vie un éternel combat, elle se bat malgré les nombreuses difficultés.
Entre les travaux champêtres et domestiques, le petit commerce et l’exploitation du sel, il est difficile d’identifier laquelle de ces activités Fatou Pouye affectionne le mieux. Pour preuve, elle est présente sur tous ses champs, avec détermination et efficacité. Ce qui fait que, durant toute l’année, elle travaille. « La vie est un éternel combat. Je veux la gagner à la sueur de mon front. », confie-t-elle.
Avec un petit bol en métal, elle gratte le sel et le déverse dans une bassine. Quand le récipient est plein, avec le soutien d’une autre dame, elle le hisse hors de l’eau. Elle fait ce travail, les pieds nus. Sans gants encore moins de lunettes de protection. Sous un soleil brûlant. Le pagne bleu qu’elle porte et la chemise déchirée ne cachent pas tout son corps. Durant la saison d’extraction du sel, Fatou Pouye se livre, pour la majeure partie de son temps à cet exercice. « Je me suis habituée à ce travail. L’extraction du sel est, aujourd’hui, une vie pour moi. Je m’y concentre durant toute la période qu’elle dure », révèle-t-elle. Elle ajoute : « le travail est pénible, mais je n’ai pas le choix. Toutes les autres femmes l’exercent. Je ne peux pas être une exception. Pis, c’est la seule manière aujourd’hui, pour moi de pouvoir répondre à certaines urgences ».
Fatou Pouye vit à Ndiémou avec son mari et ses trois enfants. « Je suis accidentellement venue dans ce village. Je ne pensais jamais que j’allais devenir extracteuse de sel », lance-t-elle avec un petit sourire. La pensionnaire du site de Ndiémou se souvient : « quand j’étais jeune, je rêvais de devenir enseignante ou sage-femme d’Etat ».
Ancienne collégienne, de l’école de filles de Fatick, elle a poussé ses études jusqu’en classe de 4e. « J’étais parmi les meilleures élèves de notre établissement. Mais j’étais fascinée par la danse au point que j’ai finalement choisi d’abandonner les bancs de l’école », se rappelle Mme Pouye. Après avoir, pendant quelques bonnes années, remporté bon nombre de trophées de danses traditionnelles, Fatou Pouye est venue rejoindre son mari à Ndiémou. Elle avait alors 20 ans. L’ex-danseuse est née à Dakar et y a vécu auprès de sa grand-mère jusqu’à l’âge de 10 ans. Pour aller à l’école, elle a rejoint son père à Fatick. Ce dernier était employé dans l’administration.
Son corps frêle et chancelant s’abrite sous un foulard cachant tous ses chevaux. Ses yeux hagards, sa peau ridée donnent l’image d’une dame ayant entamé la soixantaine. « Je suis plus vieille du point de vue de mon physique, que mes petites sœurs qui se trouvent à Dakar. Quand je les vois, elles ne cessent de se moquer de moi », raconte Fatou Pouye. Cela a une explication : « en campagne, nous sommes rongées par les difficultés quotidiennes. Ce qui fait que nous vieillissons vite ». Mais, cette situation est, selon elle, loin d’être un prétexte pour renoncer. « Avec hardiesse, je m’investis pour gagner honnêtement ma vie. La dignité et le travail sont des vertus auxquelles je tiens beaucoup. C’est la raison pour laquelle, quelles que soient les difficultés, je continuerai à travailler sur le site jusqu’à ce que ce je trouve un autre travail », laisse-t-elle entendre.
Se battre pour joindre les deux bouts
Son mari est un paysan qui compte sur « l’agriculture pour nourrir sa famille ». Ce qui, aux yeux de son épouse, est difficile vu la faiblesse des revenus agricoles. D’où l’obligation pour Fatou Pouye de se battre pour joindre les deux bouts. Ainsi, elle a passé plus de 25 ans dans l’exploitation du sel. Elle gagnait, avant la création du Gie, au sortir de chaque saison, entre 20.000 et 25.000 francs Cfa. « Notre situation était caractérisée par une forte mévente. Ce que je gagnais était largement insuffisant pour subvenir à mes besoins », se rappelle-t-elle.
Mme Pouye se rabattait sur les activités champêtres pour améliorer la situation. « Quand Caritas est venue, nos revenus ont connu une hausse sensible », renseigne-t-elle.
Bien qu’il soit d’un degré moindre, ce changement a permis à l’ex-danseuse de s’occuper de la scolarité de ses enfants. « Je veux épargner ma famille de l’exploitation du sel. Je ferai de tout mon mieux pour que mes fils poursuivent leurs études. Jamais je ne laisserai ma fille devenir extracteuse de sel », martèle-t-elle. « Je suis fatiguée de m’engager dans un travail pénible et qui ne me fait pas gagner beaucoup d’argent. Je regrette d’avoir abandonné les études alors que je pouvais percer. Si j’avais fait cela, peut-être les choses seraient autres pour moi », regrette-t-elle.
Interprète
Sur les 665 pensionnaires du site de Ndiémou, Fatou Pouye est la seule à avoir fait des études secondaires. Cela lui confère une certaine ascendance sur les autres pensionnaires du site. « Quand nous recevons des partenaires, c’est elle qui nous sert d’interprète pour la communication. Elle m’aide à faire quelques petits calculs », déclare la présidente du Gie. Mais, Fatou Pouye a la tête sur les épaules. Elle a compris que le stylo ne procure pas de l’argent à Ndiémou. « J’ai un certain bagage intellectuel, mais cela importe peu dans le travail que nous faisons ici. Notre métier ne fait appel qu’à l’effort physique », indique-t-elle. Fatou Pouye fait savoir : « je suis venue pour me battre comme tout le monde. Je n’ai rien qui me différencie des autres pensionnaires. Nous sommes toutes venues pour trouver de quoi nourrir nos enfants et subvenir à nos besoins ».
Grâce à sa position d’artiste, elle était très convoitée. Les hommes « se ruaient » autour d’elle. Chaque prétendant « voulait, à tout prix, l’épouser ». « Quand Fatou est venue au village, elle avait gagné la sympathie de tous les habitants et autres récolteuses. Elle avait un très beau teint. Tout le monde l’admirait », raconte une dame avec qui elle partage le même le village.
Tout en se battant sur le terrain, Fatou Pouye ne laisse pas de côté les tâches culinaires. « Quand je reviens à la maison vers 17h 30, je prépare le dîner. Je me couche aux environs de 23 heures pour me lever tôt le matin, afin de moudre le mil et préparer le petit-déjeuner avant de rallier le site », explique-t-elle. « J’effectue ce travail chaque jour que Dieu fait. Mes enfants vont à l’école et je n’ai pas quelqu’un d’autre pour le faire à ma place », ajoute Fatou Pouye.
L’hivernage sonne aussi comme une période de durs labeurs pour la pensionnaire du site de Ndiémou. L’herbe pousse dans son champ de mil situé à une trentaine de mètres de son domicile. Comme bon nombre d’autres dames de Ndiémou, elle est au front. Vêtue d’un haillon noir, elle a, entre ses mains, une hilaire avec laquelle elle extrait l’herbe. « Nous prenons congé du site d’extraction du sel durant la saison des pluies pour nous engager dans les champs. Je cultive du mil, du niébé et des arachides », révéle-t-elle, le visage perlé de sueur.
Le repos ne semble pas avoir une place chez Fatou Pouye. Au sortir de l’hivernage, juste avant le démarrage de la saison d’extraction du sel, elle s’investit dans le petit commerce. Elle achète des pains de singe qu’elle revend à Dakar. Elle achemine aussi une partie du niébé issu de la récolte vers la capitale. « J’ai des clients qui achètent ma marchandise dès que j’arrive », nous souffle-t-elle.
Pourtant, malgré les efforts pour son bien-être, Fatou Pouye est loin de satisfaire ses besoins vitaux. Elle habite dans une vieille case en chaume dans laquelle est placé un vieux lit en bois rouge. Une armoire en métal fait face au lit. Une lampe-tempète trône au milieu. À une dizaine de mètres de la chambre, se trouve la cuisine où se dégage une forte fumée provenant du bois de chauffe.
« Nos conditions de vie sont précaires. Je me bats partout, mais cela ne me rapporte pas grand-chose », fait-elle savoir. Mais cela n’est pas une raison pour elle de baisser les bras. Fatou Pouye qui rêve un jour de voir les difficultés qu’elle rencontre devenir un vieux souvenir. En attendant d’arriver à ce souhait, elle continue le « combat », quitte à « perdre la vie » sur le site. Rien que pour, dit-elle, « survivre » dans la dignité.
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