Amener les jeunes du Sénégal à s'approprier et à considérer leurs valeurs culturelles comme viatique dans leur cheminement en société, c'est une des ambitions nourries par les fils du Ajoor. Mais au-delà de ce projet, le président du comité d'organisation du prochain festival de Kébémer, prévu du 24 au 26 mars 2006, revient dans l'entretien qui suit sur les points focaux de l'événement. Et Thiendou Niang se prononce d'abord sur les objectifs poursuivis par ledit comité et le sens de Kébéculture.
Thiendou NIANG : L'essentiel, pour le comité d'organisation, est de procéder à une fouille de la mémoire collective. Et pour ce faire, il faut s'interroger d'abord sur ce qu'est la culture Ajoor ? A quelle référence la culture Ajoor renvoie-t-elle ? C'est le sens de Kébéculture. Cette approche nous a permis d'identifier à la fois des acteurs, des sites et des valeurs. Ces éléments constituent le soubassement du programme. Quand nous prenons en compte les acteurs pour parler du terroir Ajoor, nous pensons à Lat-Dior Ngoné Latyr Diop, Damel Teigne du Cayor. Et chez nous à Kébémer, nous pensons à Moussa Kébé comme acteur parce qu'étant le fondateur de Kébémer, à Cheikh Ibra Fall, une figure emblématique du mouridisme. Il est dans le voisinage immédiat de Kébémer. Nous pensons aussi à Kocc Barma Fall, grand philosophe de tous les temps, qui est originaire du Cayor. Nous pensons aussi à Abdoulaye Wade, troisième président du Sénégal. En terme d'acteurs qui ont joué des rôles importants dans la vie du Sénégal, ces gens ne peuvent pas être omis.
Walfadjri : Aujourd'hui, la culture Ajoor, c'est aussi un ensemble de lieux symboliques, de valeurs sociales, ...
Thiendou NIANG : Vous avez raison de faire la remarque parce que le deuxième élément, qui nous intéresse est relatif aux sites. Dans le patrimoine historique classé du Sénégal, il y a les sites tels que Dékheulé, Loro, la gare de Ndand et le quai de Kébémer... Lorsque nous parlons de valeurs, nous retenons les valeurs de jom, de dignité parce que toute l'histoire du Cayor renvoie à ces problématiques. C'est en ce sens que nous comprenons la philosophie de Kocc Barma qui porte aujourd'hui en elle des valeurs universelles. Quand le philosophe Kocc Barma dit que «le roi (symbole du pouvoir politique) n'est pas un parent» et que nous l'analysons par rapport à la situation actuelle du Sénégal, nous pouvons nous poser deux types de questions. La première lecture c'est simplement de dire que lorsqu'on est un homme d'Etat, ce qui doit primer, c'est la raison d'Etat. Ce n'est pas l'appartenance familiale ou clanique ou confrérique. Parce que ce qui est essentiel, c'est ce qui appartient à la communauté. La deuxième lecture peut avoir un sens contraire, pour dire que l'homme d'Etat n'a pas de sentiment. Il est prêt à mettre fin à tous les rapports sans tenir compte des fondamentaux sociaux culturels.
Walfadjri : Que peut-on lire derrière cette entreprise de fouille de la mémoire collective ?
Thiendou NIANG : Pour nous, il est important que les jeunes, notamment ceux de Kébémer, puissent s'approprier ces valeurs, et les considérer comme viatique dans leur cheminement en société. Et ce, pour qu'il y ait davantage de cohésion sociale, de solidarité, d'engagement pour la cause nationale. Et pour qu'il y ait davantage de ressources pour promouvoir le développement socio-économique. Ce sont ces éléments fondamentaux (acteurs, valeurs et sites) qui justifient le programme ainsi ficelé.
Walfadjri : Comment sera déroulé le programme de Kébéculture ?
Thiendou NIANG : Dans le programme, nous avons voulu faire quelque chose de nouveau par rapport à toutes les manifestations culturelles qui se sont passées jusqu'à présent au Sénégal. Quand nous disons que nous allons accueillir les autorités par les cavaliers du Cayor, nous avons voulu célébrer le rapport qu'entretenait Lat-Dior avec les chevaux, et en particulier Malaw. Lat-Dior disait lui même que Malaw ne verra jamais les rails. C'est ce que les griots ont repris et diffusé dans tout le Sénégal. Le rapport de fidélité et d'amitié est un élément essentiel dans la vie en communauté. Nous allons dresser à l'entrée de la ville une statue de Malaw, différente des Malaw posés jusque-là. Car nous voulons donner à Malaw l'âme véritable du Cayor. Nous aurons cent cavaliers du Cayor pour accueillir nos hôtes parce que nous nous sommes aussi inspirés des expériences d'autres promoteurs. Si les gens se rappellent bien, le 6 juin 1990, le président français, François Mitterrand, a reçu à Paris Nelson Mandela sur le parvis des Droits de l'homme et des libertés. A l'époque, c'est cent violonistes, tous de blancs vêtus, avec en fond la Tour Effeil illuminée, qui ont interprété la chanson des rebelles en l'honneur de Mandela. Et c'est après que le groupe Touré Kunda a également interprété des poèmes à l'honneur de l'hôte de Mitterand... Nous avons voulu s'inspirer d'une expérience mais en partant de nos propres réalités pour offrir du rythme, de la couleur et donner à la prestation une dimension exceptionnelle.
Walfadjri : Mais Kébéculture, souligne le document de présentation du festival, sera aussi vécu au rythme des musiques du terroir...
Thiendou NIANG : C'est justement pour coller à cette idée que nous allons, après l'inauguration de la statue Malaw, inviter nos hôtes à passer dans le couloir de la musique. C'est une douzaine de genres musicaux que nous avons répertoriés, identifiés pour faire découvrir Kébémer et son patrimoine musical à la nation. Nous allons écouter et regarder, par exemple, les tama de Mbamba, qui renvoient à la relation avec le Nguet, dans le Sagata, où seul le chef de Canton avait le droit d'écouter ce genre de musique. Le Gadialdé, très connu, provient du Cayor. Le Cayor est aussi une terre d'intégration. Et c'est là que nous parlons du Riti avec les peulhs. Mais étant donné que Cheikh Ibra Fall vient de Kébémer, il est évident que nous allons aussi utiliser, entre autres percussions, les khin. Ces genres musicaux seront présentés pour donner un aperçu de la diversité musicale du terroir. Ce que nous voulons aussi c'est de rappeler dans sa démarche de valorisation de la culture des terroirs, Senghor avec l'intelligence utilisée, par exemple les éléments caractéristiques d'une société, tel que le sens de l'honneur. Mais aussi ce qui justifie en partie, pourquoi l'on a fait de la chanson Niani l'hymne de la jeunesse. Niani, c'est le Cayor. Mais en le consacrant hymne de la jeunesse, Senghor a voulu célébrer le combat de Lat-Dior contre le colonisateur, la résistance Ajoor contre la domination française. Ce sont ces valeurs qu'il faut faire revivre. Et pour la cérémonie officielle, nous n'allons pas simplement nous limiter à des discours, nous voulons qu'elle soit un moment de partage de la culture Ajoor. Par exemple, si nous prenons le Kandang, avec les pileuses de mil, c'est un espace de communication sociale. Mais le Kandang est aussi une berceuse avec ce rythme musical. La nouvelle génération aura l'opportunité de découvrir le Kandang (...).
Walfadjri : Au plan historique, qu'est-ce que les jeunes pourraient (re) découvrir si on sait que l'histoire du Cayor s'est écrite avec d'autres royaumes ?
Thiendou NIANG : Il faudra leur faire comprendre que Kébémer, c'est surtout le sens du partage. Du 14e au 16e siècle dans le Cayor, les Ajoor Wolof en particulier, ont cohabité avec les sérères. Et c'est pourquoi nous avons voulu montrer ce sens du partage en invitant Yandé Codou Sène pour venir chanter le Sine et le Saloum. Il faut se rappeler aussi que dans l'histoire du Cayor à chaque fois que Lat-Dior avait des démêlés avec les Français, et qu'il réalisait que le moment n'était pas opportun pour attaquer, il avait deux stratégies. Soit il s'illustrait dans la ruse ou bien il quittait le Cayor et aller vers le Sine. Nous avons voulu célébrer cette relation entre le Cayor et le Sine, en invitant Yandé Codou. Elle viendra nous parler à sa manière, avec ses mots de cette relation entre les deux royaumes. Autres temps forts de Kébéculture : le takusanu kajoor, la prestation des artistes du théâtre avec comme invité la troupe «Cercle de la jeunesse de Louga», l'exposition sur la vie de Lat-Dior mais aussi le xawaré du festival. L'enjeu à ce niveau est de montrer les talents de Kébémer. Mais aussi d'essayer de faire un enregistrement en live en vue de produire une compilation des meilleures chansons qui sera mise sur le marché. L'idée est de rendre compétitive l'industrie culturelle locale. Il est par ailleurs prévu un colloque sur le thème : «Culture Ajoor et construction nationale». Entre autres animateurs, on peut retenir le philosophe Mame Moussé Diagne - qui a beaucoup travaillé sur le Cayor et sur Kocc Barma - Il y aura aussi les professeurs Bassirou Dieng de l'Ucad, Iba Der Thiam et Lamane Mbaye. Ce travail nous servira de base pour lancer des projets de recherche sur la culture Ajoor (...).
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